Dans sa conférence sur L’incendie des barrières, Christina Contandriopoulos s’est intéressée à la naissance de la critique architecturale durant la période révolutionnaire française. Plus particulièrement, elle s’est intéressée au dialogue qui s’amorça au début du XIXᵉ siècle entre les architectes, les critiques et le grand public. Afin d’approfondir cette question, elle s’est penchée sur une étude de cas symptomatique, le mur des Fermiers Généraux comme une enceinte moderne et utilitaire construite autour de Paris. Le mur était un projet célèbre pour les critiques qu’il avait suscitées, et ce dès sa construction entre 1785 et 1789. Contesté, hautement médiatisé et décrié comme un outrage public à la nation, le mur des Fermiers Généraux permet de réfléchir aux limites de ce qui était toléré dans l’espace public au XVIIIᵉ siècle. Avec la réclamation citoyenne de Jacques-Antoine Dulaure (1755-1835), Christina Contandriopoulos tenta de démontrer comment ce commentaire phare de la naissance de la critique architecturale avait contribué à l’émergence d’un espace public populaire de la rue. La conférencière a brossé un portrait historique et social de la construction du mur d’enceinte de Paris. Ensuite elle a présenté l’historiographie des commentaires écrits sur le mur des Fermiers Généraux, puis terminé avec une courte historiographie postrévolutionnaire des images créées suite à l’incendie du mur.
La Ferme Générale fut une des administrations royales des finances du roi de France ayant la responsabilité de collecter les taxes. Le secrétaire Antoine Lavoisier (1743-1794) eut l’idée d’un système pour permettre de calculer les marchandises qui entreraient dans la ville de Paris. Son projet d’enceindre la capitale par un mur moderne fut réalisé en seulement cinq ans sous la supervision de Charles-Alexandre de Calonne (1734-1802) ministre et contrôleur général des finances de Louis XVI. La conception avait été confiée à l’architecte Ledoux qui conçut cinquante-cinq barrières d’octroi ponctuant un mur de 3,3 mètres de haut sur 23 kilomètres de long. Ledoux inventa pour chaque barrière une typologie particulière souvent en harmonie avec le contexte et le paysage urbain immédiat. Parmi les originalités, c’était la première fois qu’un mur d’enceinte n’était pas utilisé à des fins militaires, mais bien à des fins de finances pour gérer les taxes sur la marchandise entrant dans la capitale. Il y avait dans cette construction monumentale, la volonté d’inclure dans Paris une plus grande zone qui était alors très peu habitée pour ainsi augmenter les finances du royaume.
À la lumière des travaux récents entre l’architecture et l’imprimé, Contandriopoulos croit que ce projet mérite d’être réévalué et restitué comme un moment fort ayant donné naissance à la critique architecturale comme discours autonome. Contandriopoulos voit une nouvelle relation entre l’architecte, le critique et l’opinion publique qui devenait à ce moment nécessaire pour légitimer l’architecture. Ce mur mettait en scène toute une série d’acteurs qui mirent en place un nouveau dialogue qui transforma la façon dont on légitima la place de l’architecture au sein de la société. Le mur des Fermiers Généraux fut un projet qui s’inscrivait à un moment charnière de l’histoire de l’architecture, dont la fonction était autant symbolique qu’utilitaire. Fallait-il faire seulement des entrées à la ville de Paris ou simplement des bâtiments de perception ? Il régulait la production des fermes. En revanche, il séparait et créait des exclusions ce qui suscita surtout du mécontentement à l’intérieur du mur, car les citoyens avaient l’impression d’être surveillés. Ces barrières correspondaient à la naissance de cette nouvelle sphère publique.
Pour essayer de démontrer comment les différents acteurs participèrent à repenser la place de l’architecture au sein de la société, Contandriopoulos a proposé comme méthodologie de suivre la chronologie des critiques qui furent produites sur ce mur. Sur le plan des publications, elle a recensé une dizaine de commentaires critiques entre 1785 et 1820, qu’elle a séparé en quatre catégories : tout d’abord des commentaires anonymes sur le projet de Ledoux, des critiques professionnelles par des hommes de lettres. La réclamation citoyenne de Dulaure et finalement quelques articles critique au sein d’ouvrage plus long. Contandriopoulos conçoit la réclamation citoyenne de Dulaure comme un moment décisif de la critique architecturale.
Rejoignant la définition d’Albert Dresdner (1866-1934) de la critique d’art comme un genre littéraire autonome qui avait pour objet d’examiner, d’évaluer et d’influencer l’art qui lui était contemporain1, Contandriopoulos voit dans la réclamation de Dulaure un texte autonome d’un projet contemporain utilisant la voix du grand public. Dulaure arrivait de province, toutefois il se donnait le droit de parler en tant que citoyen. Dans sa réclamation, il développait des stratégies pour convaincre son lectorat et ces stratégies allaient établir de nouveaux critères pour évaluer l’architecture. Dans sa réclamation, Dulaure avançait trois arguments pour justifier sa critique. Premièrement, il proposait que les barrières de Ledoux ne respectaient pas la théorie du caractère qui voulait qu’on reconnaisse la fonction d’un bâtiment depuis la rue. Ensuite, il évoquait le contexte économique qui devenait brûlant dans le climat prérévolutionnaire. Avait-il coûté trop cher ? Il dressait plusieurs arguments économiques contre la Ferme Générale qui avait dépensé une somme immense en taxant davantage le peuple le plus pauvre, ce qui était inacceptable du point de vue du goût. En plus d’être une menace au goût, Dulaure évoquait des théories aéristes sur la circulation de l’air. Il citait les écrits de médecins, d’hygiénistes et d’urbanistes qui s’inquiétaient sur la qualité de l’air et la salubrité urbaine des habitants. Avec un argument de ce type au sein d’une critique de l’architecture. Il mobilisa tout Paris, comme s’il unissait tous les Parisiens par leur atmosphère. Cependant, Contandriopoulos a souligné qu’on ne savait pas si Dulaure se prenait au sérieux, car il avait aussi publié des satires. Malgré tout, ce discours efficace unissait les Parisiens, peu importe leur rang social, leur position politique, leur appartenance ou non au lectorat, par une menace d’une atmosphère putride. Le mur était un danger pour la santé publique. Dans le chapitre cinq, un peu comme un vox populi, Dulaure se faisait le porte-parole du mécontentement populaire en y recopiant des commentaires de Parisiens entendus dans la rue comme le quatrain « le mur murant Paris, rend Paris murmurant2 ». Il leur donnait de ce fait une place dans l’écrit et permettait une nouvelle voix à ce genre de phrase en les gravant. Dispositif ingénieux, ces phrases montèrent en un cri de guerre, ce murmure ne fera que croître. Contandriopoulos soulignait l’audace de ce texte en rappelant les conséquences qui allaient être dramatiques pour l’auteur qui devra se cacher pendant trois mois pour échapper au mandat d’arrestation levé contre lui. Le 12 juillet 1789, ces barrières furent attaquées de l’intérieur, vandalisées puis brûlées comme Dulaure l’avait demandé dans son texte.
En continuant sa chronologie, Contandriopoulos a présenté la critique suivante qui se trouvait à être deux gravures de la barrière de Passy paru pour la première fois dans le journal hebdomadaire Révolution de Paris dédié à la nation. C’étaient les premières représentations des barrières de Ledoux. Ces gravures jouèrent un rôle important dans la genèse de la critique architecturale. Elles avaient un mandat particulier, celle d’associer les événements révolutionnaires à ce nouveau projet. On avait l’impression que cette gravure avait été réalisée au moment de l’événement, pourtant, trois possibilités d’interprétation s’offraient à nous. La première hypothèse était que la gravure avait été réalisée sur le vif au moyen d’une rapide esquisse puis gravée dans les ateliers du journal situé à proximité. La seconde hypothèse voulait que la gravure fût faite après l’incendie d’où le réalisme architectural dans les hachures et les détails du fronton. Puis, la troisième hypothèse était que l’événement avait été prémédité. D’après le travail de Momcilo Markovic,3 il y avait eu un ensemble d’incendies dans Paris à ce moment. Selon Contandriopoulos, la réponse se situait dans un mélange entre l’empressement d’une gravure sur le vif et la volonté du réalisme architectural pour donner des assises réelles un événement contemporain. Les détails de l’architecture étaient bien reproduits, comme si l’architecture était nécessaire pour valider l’événement, pour lui donner un ancrage réel et rendre l’instantanéité de l’événement.
La conférencière a terminé avec la présentation d’un manuscrit de Ledoux retrouvé dans les archives nationales de Londres. Dans ce texte, Ledoux y développe un argument de 30 pages pour justifier ses choix esthétiques quant au mur d’enceinte. On sentait les doutes de Ledoux dans sa défense de certaines décisions. Fait intéressant, il ouvrait aussi la discussion mise en place par Dulaure. Il lui émettait une réponse quant au caractère environnemental et hygiénique et répondait surtout aux critiques économiques. Ledoux s’intégrait lui-même dans le discours critique.
Après Ledoux, les barrières continuèrent d’être reproduites, les actes révolutionnaires contribuèrent à l’essor de ces représentations au lieu de les plonger dans l’oubli. Plus tard, Joseph Mallord William Turner (1775-1851) associera lui aussi la barrière de Passy à une autre révolution, celle de 1830. L’histoire de la Révolution aura dynamisé la ville de Paris en associant les événements contemporains au paysage urbain. Contandriopoulos a terminé en rappelant que le cœur de cet argument permet de démontrer que l’ensemble des critiques produites sur le mur des Fermiers Généraux avaient ouvert un dialogue novateur entre l’architecte, le critique et le public.
Cette nouvelle piste de recherche proposée par Contandriopoulos sur les émotions populaires de la Révolution française constitue une piste intéressante pour des travaux ultérieurs. Quoique la recherche sur cette nouvelle avenue interprétative des événements révolutionnaires entourant le 14 juillet soit bien établie par la conférencière, il reste encore beaucoup de travail de recherche à accomplir pour bien comprendre l’ampleur de ces émotions populaires entourant la construction et l’incendie des barrières du mur des Fermiers généraux. Un travail de fond sur les gravures produites sur les barrières serait encore à produire. La période de questions souleva aussi une interrogation sur le coude présent sur le toit de la barrière de Passy. Est-ce une visée pour le télégraphe de Chappe? Une cheminée? Pourquoi est-elle reproduite aussi fidèlement sur une gravure révolutionnaire? La conférence de Christina Contandriopoulos propose une base solide pour un travail de fond qui reste encore à peaufiner.
Marjorie Charbonneau
Histoire de l’art, UQAM
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1. Albert Dresdner, La Genèse de la critique d’art (1915), trad. Th. de Kayser, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 2005, p.31.
2. Jacques-Antoine Dulaure, Réclamation d’un citoyen contre la nouvelle enceinte de Paris élevée par les fermiers généraux, Paris, 1787, p. 30.
3. Momcilo Markovic, « La Révolution aux barrières : l’incendie des barrières de l’octroi à Paris en juillet 1789 », Annales historiques de la Révolution française, no. 372, Avril-Juin 2013, p. 27-48.
BIBLIOGRAPHIE
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TAYLOR, David Francis, The Politics of Parody: A Literary History of Caricature, 1760-1830, New Haven / Londres, Yale University Press, 2018, 320 p.
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