La conférence L’incendie des barrières: le rôle mobilisateur de la critique architecturale durant la Révolution française présentée par Christina Contandriopoulos le vendredi 18 janvier 2019 mettait de l’avant la manière dont le mur d’enceinte de Paris pensé par la Ferme Générale et ses cinquante-cinq barrières conçues par Claude-Nicolas Ledoux en 1784 ont une double fonction symbolique et utilitaire et permettent l’émergence d’une réception critique qui légitime le discours sur l’architecture publique.
La conférence a débuté avec une description du mur, des barrières et des acteurs impliqués dans leur construction et réception. La construction du mur des Fermiers Généraux implique en effet une série d’acteurs : le concepteur, le fermier général Antoine Lavoisier, l’architecte Claude-Nicolas Ledoux, le ministre Charles-Alexandre de Calonne, le critique Jacques-Antoine Dulaure et, enfin, l’opinion publique. Ces acteurs mettent en place un dialogue nouveau, qui légitime et donne place à une critique de l’architecture publique.
Pour ce qui est des barrières, elles sont toutes d’un style monumental, mais leur typologie stylistique diffère afin de s’agencer à la spécificité du paysage architectural urbain à proximité. Ces barrières ponctuent le mur d’enceinte de la capitale, qui est original, car il n’est pas utilisé à des fins militaires ou de protection, mais bien à des fins économiques; en effet, le mur est financé par le public et mis en place pour gérer les taxes sur les marchandises qui arrivent dans la ville; il a également pour fonction d’intégrer dans Paris des zones moins habitées (afin de faire payer des taxes à plus de gens). La construction du mur permet également d’engager des chômeurs et de contrôler les populations en marge de Paris qui sont considérées tapageuses.
Contandriopoulos démontre que ce mur et ces barrières incarnent un moment charnière dans l’histoire de l’architecture, ayant une fonction autant symbolique qu’utilitaire. Elle affirme que Ledoux «transforme ‘Paris village’ en ‘Paris ville’», qu’il crée une architecture de représentation (soit une architecture signifiant la ville et ses entrées de manière monumentale), en plus de créer une architecture utilitaire. En effet, la conférencière établit ici un lien entre ce mur et ses barrières et le «dispositif» tel que développé par Michel Foucault dans Surveiller et punir, montrant qu’ils ont un pouvoir de régulation et de circulation proche de celle du Panoptique. Ce lien est très pertinent, puisque la tour centrale de la prison panoptique est un outil de domination visuelle stratégique utilisé à des fins de surveillance et de commandement, pensée de manière à toujours provoquer chez les détenus «un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir 1.» On pourrait qualifier les barrières de la même manière, étant construites par une volonté politique et économique de régulation des allées et venues des Parisiens (déterminant du même coup qui l’est et qui ne l’est pas). Le mur procure le fantasme d’une unité spatiale contrôlée : Contandriopoulos explique qu’à l’échelle de la ville, le mur permet de superposer «oikos» (soit «maison» ou «espace personnel») et «polis», ou de reconfigurer l’espace social comme un espace privé. Le mur crée des liens entre ville et campagne, mais surtout des exclusions; il crée un sentiment clair d’identité, mais fait paradoxalement imploser la capitale.
Le cœur de la conférence tourne toutefois autour de la question du dialogue nouveau entre architectes, critiques et opinion publique dans un but de légitimation d’une architecture publique, soit ici le mur et ses barrières. Un des aspects centraux développés dans la conférence autour de la construction du mur et de ses barrières était celui de la critique citoyenne, introduite dans ce cas-ci par le citoyen J. A. Dulaure en 1785. Cette apparition de la réclamation citoyenne est novatrice, car il n’y avait d’habitude que des critiques professionnelles par des hommes de lettres à propos d’architecture publique (des hommes de lettres comme Quatremère de Quincy ou Louis-Sébastien Mercier feront d’ailleurs la critique du mur au sein d’ouvrages plus longs entre 1785 et 1800). La critique du projet par Dulaure est destinée à un grand public et marque son droit de se prononcer comme citoyen face à une architecture publique. On peut comprendre que Dulaure développe des stratégies pour convaincre son lectorat, en plus d’établir de nouveaux critères pour une architecture publique favorable : il parle d’abord d’une théorie du caractère, voulant qu’on reconnaisse l’emplacement du bâtiment par son programme stylistique, ensuite de l’argument économique, évoquant le prix coûteux et le besoin réel d’une telle architecture, pour enchaîner avec des questions hygiénistes sur la circulation de l’air. Ce dernier argument de Dulaure présenté par Contandriopoulos était très intéressant, car il n’est pas souvent intégré au discours sur l’art, malgré son importance au XVIIIe siècle; en effet, user des théories hygiénistes est ingénieux de la part de Dulaure, car elles sont populaires à l’époque, liant la qualité de l’air à la salubrité du milieu et à la santé des habitants. Cet argument astucieux mobilise tout Paris, physiquement de par l’atmosphère et psychologiquement par sa menace sur la santé de tous les résidents. Dulaure termine sa critique en abordant la menace du bon goût par l’architecture caricaturale et expressive de Ledoux et en parlant de l’emprisonnement des plus pauvres par ce mur; cette dernière partie de la critique est particulièrement remarquable, car Dulaure use d’épigrammes, recopiant des refrains de la tradition orale, des plaintes des parisiens entendues dans la rue, comme «Le mur murant Paris, rend Paris murmurant» ou encore «La Ferme a jugé nécessaire / De nous mettre tous en prison».
À la suite de la critique de l’architecture publique de Dulaure, c’est le médium de la gravure qui prend le relai; en effet, le 12 juillet 1789, les barrières seront attaquées de l’intérieur et de l’extérieur, vandalisées et brûlées, et ces événements seront représentés presque immédiatement par l’entremise de la gravure. La gravure de cet événement publiée dans le Journal des Révolutions de Paris a un rôle inaugural, étant la première représentation des barrières de Ledoux et ayant pour mandat de transformer l’architecture des barrières en un épisode de révolution populaire. Contandriopoulos montre par une analyse plastique de cette gravure que sa facture hachurée, un mélange d’empressement et de réalisme, démontre une volonté de saisir l’épisode de l’incendie de la barrière de Passy sur le vif, tout en permettant au lecteur de reconnaître facilement l’architecture afin de valider l’événement et le situer.
La conférence s’est terminée sur une présentation de la gravure de Pierre-Gabriel Berthault intitulée Barrière de la Conférence incendiée : le 12 juillet 1789 et créée de manière rétrospective en 1802, qui montre le peuple s’emparant d’une barrière et la démolissant par les flammes; l’image a un double mandat, soit d’intégrer cet événement dans la suite d’épisodes révolutionnaires de 1789 et de s’approprier l’architecture commandée par une compagnie royale. Il aurait été intéressant d’explorer plus en détail cette gravure, car elle semble être une reconstruction de l’histoire; on voit notamment à l’avant-plan un petit groupe de femmes, qui regardent cette rébellion contre un symbole d’autorité. Il aurait donc été pertinent d’avoir un peu plus d’informations sur le rôle des femmes dans ce genre de rébellions.
Une telle conférence sur une architecture murale ne peut que faire écho à l’actualité américaine, le président Donald Trump voulant bâtir une enceinte sur la frontière mexicaine, très similaire au mur et aux barrières des Fermiers Généraux par son idée de contrôle politique et social, et de séparation avec l’Autre. Il aurait été pertinent d’ouvrir sur cette situation actuelle, car on peut également établir une filiation depuis cet événement du XVIIIe siècle à aujourd’hui en lien à la réception critique de l’architecture. En effet, la critique de Dulaure à propos du mur, reprenant et répétant des refrains populaires en épigrammes, rappelle les débats sur les réseaux sociaux aujourd’hui, qui permettent de partager en direct les événements et paroles prononcées dans la rue. De plus, les gravures prises sur le vif des événements révolutionnaires permettent le partage et la multiplication du visionnement de l’événement instantanément (pour l’époque) afin d’influencer l’opinion publique, ce qui rappelle encore une fois les images partagées avec les masses par les réseaux sociaux en lien avec les injustices sociales liées à la construction du mur américain.
Marian Gates
Histoire de l’art, UQAM
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1. Michel FOUCAULT (1975). Surveiller et punir : Naissance de la prison, Paris : Éditions Gallimard, p. 202.