Comment faire l’histoire d’un phénomène aussi évanescent, éphémère et fugitif qu’un sourire? Si les paroles s’envolent, du moins peuvent-elle être écrites ou transmises. Mais le sourire? A-t-il même une histoire à raconter? N’est-il pas, justement, intemporel, naissant et s’évanouissant sur le visage des hommes et des femmes de notre époque comme de celles qui nous ont précédés? Précisément non, nous dit Colin Jones. Bien au contraire le sourire est un objet d’histoire, à la fois social, culturel et même, selon certaines conjonctures, économique et politique. En ce sens, ses apparitions et disparitions de la sphère publique nous éclairent sur l’étendue de ses significations.
La bouche austère de Versailles
Jones entreprend donc de démontrer qu’à partir de la moitié du XVIIIe siècle s’est opérée, dans la capitale française, quelque chose comme une révolution du sourire à travers laquelle ce dernier s’est trouvé doté d’une signification et d’un symbolisme nouveaux. Sourire, à la veille de la Révolution, n’avait plus le même sens qu’au XVIIIe siècle naissant, alors que Louis XIV et ses courtisans de Versailles faisaient régner sur la capitale un « régime de la bouche fermée ». Dans cette atmosphère plutôt austère, où le protocole imposait une maîtrise sans faute de soi et de ses émotions, le sourire prenait des allures sardoniques, dédaigneuses, voire carrément malicieuses. Pour sourire franchement, la bouche grande ouverte, il fallait donc être soit de la plus basse condition, soit complètement fou. S’ajoutait à cette culture de la retenue, des contraintes beaucoup plus concrètes : l’absence de soins dentaires dignes de ce nom. Les nobles et Louis XIV lui-même, aidés en cela par l’arrivée massive du sucre sur le marché, n’avaient rien à gagner à ouvrir la bouche : dents tordues, pourries ou manquantes, infections, tartre et haleine nauséabonde, voilà ce qu’auraient dévoilé les sourires. Et les arracheurs de dents, parfois célèbres, qui peuplaient le Pont Neuf – s’ils pouvaient par moment soulager quelques bouches endolories ou vendre des élixirs aux succès mitigés – bien loin d’être adéquatement équipés pour rectifier l’état de ces nobles dentitions, ne pouvaient rien faire pour desceller les lèvres pincées des « honnêtes hommes » qui peuplaient alors le Château de Versailles.
Le sourire à la bourgeoise : l’homme sensible
L’espace d’un instant, Versailles semble toutefois se dégourdir : la mort de Louis XIV et la Régence mènent à une application moins stricte des protocoles et cette nouvelle atmosphère, plus détendue, prend d’assaut la capitale. Si le couronnement de Louis XV signifie toutefois le retour en force des conventions à Versailles, Paris lui, continue à se faire le porte-étendard d’un nouveau régime facial. Les bourgeois, qui dictent à présent la teneur du bon goût, sont les maîtres d’œuvre de l’entrée massive du sourire dans la sphère publique. Les comédies larmoyantes qui se jouent dans les théâtres de la ville, les héroïnes de Richardson et de Rousseau au sourire tendre et doux, les peintres et sculpteurs dans les œuvres desquels on voit poindre de discrets sourires et de jolies dents blanches, ainsi que les nouvelles formes de sociabilités salonnières sont les symboles d’une culture de la sensibilité qui assaille la capitale française.
La popularité grandissante du sourire permet d’ailleurs l’émergence d’un nouveau personnage : le dentiste. Sous l’impulsion de Pierre Fauchard et de ses traités de dentisterie scientifique, une nouvelle identité professionnelle voit le jour qui se rapproche des chirurgiens tout en se dissociant vigoureusement des arracheurs de dents, présentés comme des charlatans tenant plus du carnaval que de la véritable médecine. La culture bourgeoise de l’apparence, le sourire en son centre, assure à ces nouveaux professionnels une clientèle abondante et un succès dont les inventaires après décès révèlent toute l’étendue. Dans ce domaine aussi, Versailles est à la traîne de Paris : l’hygiène dentaire fait de lentes avancées, mais il n’est pas venu le temps où l’apparence dentaire du roi inquiète. Le sourire, encore élevé par l’optimisme et l’enthousiasme des Lumières, acquiert ainsi un air contestataire : dans la bouche du bourgeois, il devient un véritable « missile politique » décoché vers une monarchie paralysée et dépassée.
La révolution avortée
À la veille de la Révolution française, le sourire est à son apogée dans la capitale. Les événements de 1789 auraient dû constituer sa consécration et unifier le peuple français sous sa gouverne. Il en fut tout autrement. En effet, au lendemain du 14 juillet et a fortiori pendant la Terreur, le sourire modéré célébré par la bourgeoisie devint suspect. Il fut rapidement mis sur la défensive, perçu comme une dissimulation, une imposture utilisée par les adversaires politiques de la Révolution, aidé en cela par les théories physiognomoniques de Johann Kaspar Lavater en pleine explosion. Le sourire sensible qui avait mené Paris à la Révolution devint brusquement un geste à saveur résolument antirépublicaine. Parallèlement, la transition, durant les années 1790, d’une littérature sensible vers le roman noir, le mélodrame et leur ambiance gothique donna au sourire, et à la bouche ouverte en général, un aspect lugubre et sombre. Sous la Terreur, la Convention montre encore ses adversaires affublés de sourires qui ressemblent davantage à de mesquines grimaces et qui ont tout perdu de la douceur du sourire de la Julie de Rousseau. Les ennemis de la République, se succédant sur l’échafaud, semblent être, pour le plus grand trouble de l’exécuteur Sanson, les seuls à arborer un sourire franc. En effet, au pied de la guillotine, hommes et femmes affichent parfois un sourire stoïque. Ce même sourire qui, quelques années plus tôt, aurait pu devenir le symbole de la Révolution, devint donc l’emblème de la résistance.
Cette nouvelle culture du sourire contrerévolutionnaire sera d’ailleurs renforcée par la dégringolade sociale de la figure du dentiste. Les troubles économiques, l’émigration massive des riches hors de la nouvelle République et le cloisonnement du sourire à la seule sphère privée changent le rapport des Parisiens à leur bouche : il n’est plus nécessaire de « montrer dents blanches » sur le théâtre du monde et s’y risquer peut entraîner de funestes conséquences. Il faudra attendre encore longtemps avant que le dentiste refasse son apparition en tant que figure médicale et professionnelle.
La révolution du sourire, finalement, fut presque aussi évanescente que le sourire lui-même. Elle est née d’une conjoncture exceptionnelle qui alignait développement scientifique, technologique, économique, politique, social et culturel d’une manière tout à fait spécifique. L’auteur s’étonne justement qu’un contexte aussi favorable ait pu voir le jour. Mais ces circonstances furent rapidement démantelées par les événements de 1789 et elles ne furent rassemblées à nouveau, semble-t-il, qu’au courant du XXe siècle, avec les développements fulgurants de la photographie et, surtout, du cinéma hollywoodien, avec ses stars enviées aux dents blanches et aux sourires magnifiques. Jusque-là le sourire est demeuré en dormance, comme coincé dans une longue éclipse.
Le sourire est-il un objet d’histoire? Colin Jones, sans hésiter, à la suite de Vic Gatrell, Sarah Beam et Mary Beard, nous démontre que oui. Son livre sollicite iconographie, littérature et développements politiques, économiques et techniques pour rendre aux émotions du visage toute leur signification. Assurément, le défi était de taille et les traces laissées par l’histoire, ténues. Mais Jones les réunit avec une persévérance et une passion qui transparaissent au fil des pages. Une telle histoire repose nécessairement sur quelques extrapolations, sur des phénomènes qui apparaissent comme des détails, mais dont l’auteur tente de tirer une signification profonde, voire structurelle. La démonstration paraît ainsi inégale : on est plus facilement convaincu du succès du sourire à travers le XVIIIe siècle, que de son déclin après 1789. La démonstration est moins étoffée, sans doute trop expéditive, et lui sourit moins. Mais à la lecture du livre, on ne perd jamais le nôtre. Une histoire culturelle audacieuse.
Sophie Abdela
Département d’histoire, Université du Québec à Montréal/Université de Caen Basse-Normandie
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1. Vic Gatrell, City of Laughter. Sex and Satire in Eighteenth-Century London, Atlantic Books, 2007.
2. Sarah Beam, Laughing Matters : Farce and the Making of Absolutism in France, COrnell University Press, 2007.
3. Mary Beard, Laughter in Ancient Rome. On Joking, Tickling, and Cracking Up, University of California Press, 2014.