Depuis l’ouverture du domaine des études animales, les sciences humaines et sociales, en Amérique du Nord et en Europe, ont développé un intérêt presque exclusif pour l’aspect humain de ce sujet, en examinant les usages, les pratiques et plus particulièrement les représentations humaines des animaux, en partie à cause d’un certain engouement des chercheurs pour les études culturelles depuis les années 1980. Beaucoup plus récemment en revanche, et notamment grâce à l’apport des neurosciences et de la psychologie, la perspective des animaux en tant qu’êtres qui ressentent, agissent et réagissent, qui ont leurs propres initiatives et réactions, pénètrent les préoccupations des chercheurs en sciences humaines. Les savants ont eu beaucoup à dire sur l’humanité et très peu à dire sur les animaux, qui restent absents ou sont transformés en simples prétextes, en purs objets sur lesquels les représentations, les connaissances, les pratiques humaines s’exercent sans conséquence. En ce sens, l’histoire des animaux qui s’est développée au cours des trente dernières années constitue pour une large part une histoire humaine des animaux, où ces derniers ont très peu de place en tant qu’êtres réels.
Les travaux en histoire, en sociologie et en philosophie s’éloignent progressivement de cette approche ancrée dans une vision culturelle occidentale du monde qui a appauvri le thème dialectique de l’homme et de l’animal, le réduisant à un champ avec un seul pôle magnétique (l’homme) et une seule attraction directionnelle (l’homme vers l’animal), oubliant ou rejetant ainsi une grande partie de sa réalité et de sa complexité. Il faut s’intéresser de plus près à l’influence des animaux dans leurs relations avec les humains, à leur rôle d’acteurs réels, à la lumière de l’importance croissante de l’éthologie – au moins pour certaines espèces et un nombre croissant d’entre elles – sur les comportements de chaque animal en tant qu’acteur, individu, voire personne ; sur les capacités cognitives des individus animaux ; et sur la sociabilité et les cultures des groupes animaux – et ainsi révéler les insuffisances des approches purement humaines. De même, les documents historiques montrent, lorsque ces informations ne sont pas rejetées comme anecdotiques, que les humains ont vu ou prévu et évalué les intérêts des animaux et ont réagi, agi et imaginé en conséquence. Des tentatives d’études du milieu pour lui-même poursuivent d’ailleurs cette approche et offrent des perspectives méthodologiques novatrices qui sont connues des chercheurs invités à la rencontre de Montréal.
En d’autres termes, pour comprendre véritablement la relation, c’est-à-dire le dialogue, qui peut exister entre les humains et les animaux, il faut partir de l’hypothèse que les animaux ne sont pas seulement des acteurs qui influencent les humains, mais qu’ils sont aussi des individus avec leur propre ensemble de caractéristiques spécifiques. L’opposition entre une espèce concrète, l’humain, et un concept, l’animal, réduit le regard à un dualisme improductif. Puisque nos concepts sont toujours situés dans le temps, comme le montrent les historiens ; dans l’espace, comme le soulignent les ethnologues ; et parmi les êtres vivants, comme le démontrent les éthologues : nous souhaitons développer une nouvelle façon de penser le vivant dans ses relations et ses représentations, ses hiérarchies et ses coexistences, ses entêtements et ses négociations.
Le projet engage côte à côte historien-ne-s, anthropologues, juristes, éthicien-ne-s, éthologues et spécialistes de l’intelligence artificielle, mêlant dans différents volets des approches de sciences humaines et de sciences de la vie pour offrir une réflexion riche dont les débouchés pourraient être utiles au législateur comme au citoyen alors que les limites se brouillent sous la pression des études génomiques et des expériences menant à une meilleure perception de l’« intelligence animale ». Si la question du rapport à la nature s’est toujours posée avec une grande acuité à l’humanité, qu’il s’agisse de survivre face à elle, d’en exploiter les ressources, d’en maîtriser les dangers ou, plus récemment, d’en éviter la destruction, il n’est pas possible de nier qu’elle est aussi d’une brûlante actualité à l’heure de changements climatiques si brutaux qu’ils menacent l’existence des sociétés humaines, voire de l’humanité elle-même.
En attendant un grand colloque international qui, si la situation sanitaire le permet, se tiendra au Biodôme de Montréal à l’automne 2021, le projet « HumanitéS-AnimalitéS » proposera toute l’année un cycle de conférences virtuelles dont l’objectif est de préparer, pour les chercheurs comme pour le grand public, un langage commun pour échanger, débattre et comprendre des enjeux juridiques, éthiques et historiques sur nos rapports au monde.