En opérant une brèche dans l’épais magma de la continuité historique, à travers laquelle peuvent être appréciés les clivages idéologiques, les tensions sociales, les contradictions matérielles qui, tout en annonçant la fin d’une période, en préparent une autre, la révolution demeure un concept et un moment historique privilégiés par de nombreux.ses chercheurs.ses s’intéressant au mouvement humain. Période de luttes, de compromis, mais aussi d’adaptation et de tâtonnement, le moment révolutionnaire se veut une période de transition, laissant derrière elle, telle la dialectique hégélienne, le périmé pour ne conserver que ce qui est jugé apte à participer au façonnement d’une société voulue plus juste. Cette rupture entre l’ancien et le nouveau ne se fait pas toujours, nous nous en doutons, dans la joie et l’allégresse : un renversement radical de l’ordre social cristallisera évidemment le mécontentement des anciens dominants et des réfractaires au changement. Il s’agit donc, pour les tenants de la révolution, de prendre la mesure du moment extraordinaire qui se déroule et d’agir exceptionnellement afin de s’assurer de « faire triompher leurs idées ».
Une vingtaine d’historien.ne.s, sous la direction de Michel Biard et de Jean-Numa Ducange, se sont donc intéressé.e.s à cet aspect trop souvent stigmatisé et négativement jugé qu’est l’exception politique. Comment celle-ci est-elle réfléchie et mise en œuvre par les révolutionnaires? Comment justifient-ils, et elles, le fait d’agir à l’encontre non seulement de l’ordre renversé, mais parfois aussi de l’ordre que l’on tente d’établir (Spillemaeker)? L’ouvrage, qui se veut davantage un travail d’histoire-monde que d’histoire globale, aborde ce sujet à travers les deux plus importantes révolutions de l’époque contemporaine, soit les révolutions française et bolchévique, tout en tentant d’y joindre un souci d’élargissement géographique permettant de légèrement décentrer l’attention des seuls événements européens.
La première partie de ce travail collectif est consacré au cas de la Révolution française, avec un accent porté sur la période du gouvernement révolutionnaire, soit grosso-modo du début de 1793 jusqu’à la chute de Robespierre à l’été 1794 (Thermidor). Françoise Brunel et Jacques Guilhaumou, tout d’abord, réfléchissent aux analogies faites entre la « Terreur » et le gouvernement bolchévique, ainsi qu’à leur légitimité heuristique. Selon ces derniers, il existe trop de disparités entre ces deux épisodes, notamment l’empressement des révolutionnaires français à clore la révolution, pour qu’une correspondance constructive soit établie. Ces analogies comporteraient davantage de sous-entendus et de visées politiques qu’uniquement historiographiques (clin d’œil ici à la « bande à Furet »?).
Hélène Parent propose une analyse de la référence à l’institution antique romaine de la dictature dans les discours des révolutionnaires français. Bien qu’assez souvent mentionnée par ceux qui veulent s’assurer la survie de la révolution et de ses acquis face aux nombreuses forces réactionnaires les menaçant, la dictature à la romaine semble plutôt faire office de repoussoir, voire de vecteur de discrédit. La réflexion critique des orateurs de la Révolution quant à cette institution romaine exceptionnelle nourrira cependant le discours révolutionnaire et engendrera de nouvelles conceptions politiques, telle que la définition moderne de la dictature, que l’on croirait retrouver dans la fameuse « dictature du prolétariat » marxiste-léniniste.
Contemporain aux événements sur lesquels il s’articule, le débat sur la nature « despotique » du gouvernement révolutionnaire de 1793-1794 et de son Comité de salut public est abordé par Hervé Leuwers. Les mesures exceptionnelles prises dans des circonstances de guerres internes et externes, dont la guillotine demeure l’aspect le plus marquant, souvent vues comme étant despotiques, ont dicté les tentatives de théorisation de ce moment charnière de la Révolution et furent déterminantes pour la qualification de « Terreur » qui lui fut attribuée. Or, cette conception serait erronée, en ce sens qu’elle refuse une historicisation de ces mesures, prises dans un contexte bien précis, et est aveugle au support populaire qu’elles avaient (Robespierre serait même un compromis entre les « enragés » et les « indulgents » à propos de l’usage à faire de cette « terreur »).
Erwan Sommerer s’intéresse ensuite à des mesures exceptionnelles bien souvent balayées sous le tapis, c’est-à-dire les politiques conservatrices du Directoire. En effet, dans le but de mettre un terme au développement effréné, voire effrayant pour ces bourgeois libéraux, de la Révolution, le Directoire eut recours à des « méthodes illibérales de défense du libéralisme » et à une « défense non-constitutionnelle de la Constitution ». Ainsi, en s’inspirant de la maxime machiavélienne « la fin justifie les moyens », les membres du Directoire surent prendre des mesures réellement exceptionnelles allant même à l’encontre de la légalité qu’ils tentent d’ancrer.
Finalement, Frank-Olivier Chauvin vient quelque peu nuancer le propos quant à l’exception révolutionnaire et ses pratiques. S’intéressant à la diplomatie franco-ottomane durant la Révolution, il met en exergue les limites de la portée de ces mesures exceptionnelles, notamment dans un cadre diplomatique, tandis que la poursuite des intérêts étatiques semble prévaloir sur les considérations de la forme gouvernementale adoptée dans l’Hexagone. Bref, même l’exception politique révolutionnaire doit tenir en compte une certaine norme lui étant antérieure…
La seconde partie de l’ouvrage vise à élargir son propos et son champ de réflexion. Tout d’abord, Aude Dotenwille-Gerbaud traite de l’événement discursif que fut l’avènement de la IIIe République française. Née dans l’exceptionnalité de la défaite militaire et de la chute du Second Empire, cette troisième République, et par extension le Gouvernement de la Défense nationale, suscite d’importantes questions quant à la nature de sa fondation. L’autrice revient donc sur le discours par lequel fut légitimée cette nouvelle forme de l’État français, déterminée par des circonstances extraordinaires.
Frédéric Spillemaeker revient sur les révolutions indépendantistes latino-américaines du début du XIXe siècle, sur les circonstances exceptionnelles de leur déclenchement (invasion napoléonienne de l’Espagne et abdication du roi) et sur les mesures extraordinaires décidées pour atteindre l’objectif convoité (pleins pouvoirs à Miranda, mobilisation militaire d’esclaves, « guerre à mort »). L’exception politique est non seulement au cœur même du moment révolutionnaire, mais aussi en aval de celui-ci.
La révolution mexicaine de la seconde décennie du XXe siècle, indissociable de la guerre civile la sous-tendant, voire la conditionnant, voit s’affronter deux conceptions bien différentes de l’exceptionnalité politique et de son potentiel de vecteur de changement : tandis que certains veulent faire la révolution par la guerre, tels Madero et Carranza, d’autres, comme Villa et Zapata, voient dans l’affrontement armé le moyen de promulguer d’importantes réformes, impensables sans modifier la l’ordre en place. Pour Alexandre Fernandez, cette dichotomie aboutira à la Constitution de 1917, compromis entre ces deux tendances.
Les révolutions chinoises de la première moitié du siècle dernier peuvent aussi alimenter la réflexion sur l’exception politique en révolution. Dans son texte, Zhou Lihong voit dans les trois révolutions chinoises (républicaine, nationaliste et communiste) une exception sur le long terme caractérisée par « l’insurrection, la répétition et la radicalisation ». Zhou perçoit en effet un déroulement continu de radicalisation de l’exception politique et de ses usages, de la concentration des pouvoirs de Sun Yat-sen pour protéger et pousser la révolution républicaine à la « normalisation et la systémisation » de l’exception politique sous Mao et le Parti communiste, en passant par la « révolutionnarisation » de la justice de Chiang Kai-shek dirigée contre les contre-révolutionnaires.
Pour conclure cette partie, Elena Ivanovna Khokhlova dresse le portait intellectuel du philosophe Serguei Boulgakov, marxiste devenu chantre du socialisme chrétien. La seconde partie, quoique pertinente pour le cheminement de la réflexion sur l’exception politique en période de révolution, peut sembler difficile à relier aux deux parties l’encadrant.
La troisième et dernière section est consacrée à la révolution russe d’octobre 1917 et ses suites, dans une perspective à la fois endogène mais aussi comparative à la Révolution française. Claude Mazauric propose d’entrée de jeu une analyse du concept de « situation révolutionnaire » léniniste et de ses conditions nécessaires. Ainsi, le fait que, selon le primat du bolchévisme, toute révolution requiert une situation révolutionnaire, mais que ce ne sont pas toutes les situations révolutionnaires qui mènent à la révolution, laisse entrevoir la compréhension de l’agentivité qu’ont développé et appliqué les Bolcheviks durant le moment crucial que fut la conquête du pouvoir, et encore plus sa conservation.
Cette révolution bolchévique, voulant s’inscrire dans une tradition révolutionnaire internationale, justifia nombre de ses politiques exceptionnelles par un rappel de la Révolution française et de son déroulement. Alexandre Tchoudinov présente donc les analogies faites en ces deux moments révolutionnaires qui servirent à légitimer les actions de « terreur révolutionnaire » entreprises par le gouvernement bolchévique et leur « caractère indispensable ».
Alessandro Guerra et Ida Xoxa réfléchissent, avec l’aide de la pensée gramscienne, aux enjeux de l’exception politique en révolution. La philosophie de Gramsci est à ce sujet très riche et révélatrice : tout d’abord critique du jacobinisme, qu’il croit trop centralisateur pour sa conception associative de la révolution socialiste, Gramsci revoit cette conception à la lumière de la montée du fascisme des années 1920. Il théorise alors le jacobinisme comme pouvant être un compromis entrée socialisme et démocratie, bref, une dictature de transition opérée de manière oligarchique par une poignée d’hommes vertueux.
Important historien de la Révolution française et contemporain des événements russes de 1917, Albert Mathiez s’intéressa aussi à la question de l’exception politique en temps de révolution et plus spécialement sur la notion de dictature. Distinguant la « dictature du pouvoir constitué », encadrée par des règles déjà définies, et la « dictature du pouvoir constituant », souveraine, Mathiez reconnaît la nécessité de cette dernière en période révolutionnaire pour le renversement de l’ordre ancien et de ses défenseurs. Ainsi, selon Mathiez, ici étudié par Yannick Bosc, il faudrait repenser la nature des lois dites « révolutionnaires », de l’exception à la constitution.
Lorenzo Cuccoli s’est attardé à un autre type d’exception en révolution, soit l’envoie de commissaires politiques civils auprès des forces armées représentant le nouveau régime. Assurant à la fois un rôle de contrôle politique et d’administration militaire, ces envoyés représentent concrètement, mais aussi symboliquement, la primauté du pouvoir civil et politique sur le pouvoir militaire en période de guerre et de révolution, autorisant une surveillance accrue de ces forces pour s’assurer de la pérennité du nouvel ordre que l’on tente de mettre en place.
Un texte sur l’histoire économique du papier-monnaie en temps de révolution et donc de difficultés financières est signé Laure Després et Serge Aberdam. Ces derniers s’intéressent principalement à l’économiste Semion Fal’kner, auteur d’une thèse sur les assignats de la Révolution française et acteur dans la politique économique soviétique des premiers temps, et de son influence sur les théories économiques de l’exceptionnalité monétaire propre au contexte révolutionnaire.
L’analyse de la révolution bolchévique et de son usage de l’exceptionnalité révolutionnaire est ici complétée habilement par Tamara Gella, qui dresse un portrait de l’état de la recherche historique universitaire russe actuelle sur cette question, déchirée entre les conservateurs, rejetant tout héritage révolutionnaire, les libéraux, attachés à février 1917, et les socialistes, voyant dans octobre 1917 une source de développement social, économique et politique. Dans ce débat, l’exception politique joue un rôle déterminant, entre ceux y reconnaissant la nécessité des mesures coercitives et ceux qui essentialisent ces politiques, en leur refusant toute historicité.
L’ouvrage collectif L’exception politique en révolution : penseés et pratiques (1789-1917) semble ainsi remplir ses objectifs visant à ouvrir « des voies et des réflexions pour la compréhension des politiques d’exception sur la longue durée » en étayant les ramifications pratiques et philosophiques de cet enjeu. Les fondations étant établies, il y a fort à parier que ces travaux ne seront pas sans suite et qu’ils inspireront des recherches, on l’espère, plus poussée. Car en effet, les liens entre les différents chapitres pouvaient paraître menus, voire superficiels, et, bien qu’un certain fil conducteur soit décelable, touchant à la volonté d’historiciser les politiques exceptionnelles et de les comprendre davantage dans une logique de contingence que de violence intrinsèque et inextirpable à la révolution en soi, une conclusion faisant le pont entre les différentes parties et argumentations et débouchant sur certains lieux communs, sur des hypothèses étant susceptibles de nourrir d’éventuelles réflexions aurait assurément enrichi ce travail dont la portée révisionniste apparaît clairement.