Malgré l’essor et le dynamisme récents de l’histoire des émotions, l’émotion collective – tant la notion même que ses usages – est longtemps restée à l’écart de la réflexion des historiens. Parmi les raisons d’un tel « oubli », le fait que l’histoire des émotions se soit avant tout nourrie de la psychologie cognitive qui pense l’émotion comme un phénomène individuel ; mais aussi, le lourd passé de la notion d’émotion collective, et ce, dès sa genèse. La notion transite, en quelque sorte, de la littérature vers les sciences sociales naissantes à un moment historique bien particulier, celui de la constitution d’une psychologie sociale entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle (Tarde, Le Bon, Durkheim, etc.), au temps où les « classes laborieuses » surgissent comme acteurs incontournables sur la scène politique. Depuis lors, l’émotion collective n’a jamais été un outil conceptuel anodin pour saisir le partage émotionnel à l’intérieur d’une collectivité de personnes : elle participe d’emblée d’un discours politique sur la foule, voire sur le peuple. Le plus souvent elle a servi à constituer la foule en sujet tout en l’amputant de tout projet critique, nourrissant une vision régressive des masses animalisées, par nature inaptes à se gouverner par elles-mêmes : selon cette vision, les masses sentent, elles ne pensent pas. À l’inverse, cette conception fusionnelle de l’émotion commune a pu nourrir un discours apologétique : la foule devint dès lors le lieu d’affranchissement du peuple, qui sait le vrai parce qu’il sent ensemble.
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