La fabrique des temps reculés
à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres
(XVIIe-XVIIIe siècles)

Les projets
en cours
des membres
du GRHS

Ce projet réunit
Frédéric Charbonneau (McGill),
Hélène Cazes (Université Victoria),
Michel Delon (Paris-Sorbonne)
et Pascal Bastien (UQAM)

 

Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, l’écriture de l’histoire ressortissait largement en France, comme du reste en Italie, à ce qu’il est convenu d’appeler les belles-lettres. L’importance de ses objets et de ses modèles, son rôle pédagogique, le répertoire d’exemples qu’elle fournissait aux orateurs, la haute valeur littéraire qu’on lui reconnaissait en faisaient une sorte d’équivalent en prose de ce qu’était en vers l’épopée ou la tragédie ; aussi les arts historiques furent-ils nombreux et de célèbres écrivains aspirèrent-ils à s’y illustrer : Racine, Voltaire, Chateaubriand furent ainsi historiographes de France. On date généralement du XIXe siècle le détachement de l’histoire vers les sciences humaines nouvellement formées, et la profonde transformation de ses méthodes et du type de savoir qu’elle produit. Mais un phénomène d’une telle ampleur n’a été possible que préparé par d’autres transformations, sectorielles pourrait-on dire, par des développements théoriques et pratiques survenus au cours des périodes précédentes et qui mettaient en jeu le statut de la discipline historique, ses visées et ses procédures. Parmi les institutions qui servirent de laboratoire à de telles expérimentations, la plus importante peut-être fut l’Académie des inscriptions et belles-lettres (AIBL), fondée en 1663, brièvement supprimée sous la Révolution (1793-1795/1816), et qui subsiste encore aujourd’hui.

Si elle n’avait au départ pour mandat que l’élaboration des devises et des inscriptions à la gloire du monarque, l’AIBL reçut en 1701 un nouveau règlement qui fixait sa mission en l’élargissant. Composée de quarante membres pris parmi les historiens, les philologues, les numismates, accueillant bientôt des orientalistes, des archéologues, des historiens de l’art, l’AIBL est rapidement devenue une véritable académie de l’histoire, liée aussi bien à l’Académie française, dont elle émanait, qu’à l’Académie des sciences, avec laquelle elle tenait périodiquement des séances conjointes. Des débats essentiels sur l’histoire eurent lieu en son sein dès le début du XVIIIe siècle, touchant les notions de témoignage, de tradition et de source ; mais aussi la durée de l’histoire universelle et la connaissance des temps reculés.

C’est ce dernier point qui constitue l’objet principal du présent programme de recherche. Nous aimerions nous concentrer sur l’extension chronologique de ces temps reculés, sur la place qu’on leur accorde et sur le renouvellement des sources que suppose cette enquête. Parmi celles-ci, nous nous intéresserons au premier chef aux sources non narratives (les tables astronomiques méditerranéennes et chinoises, par exemple), voire non écrites (ruines monumentales, mégalithes, fossiles, etc.), qui ont contribué à l’émancipation face au cadre naguère contraignant de la Bible et des récits antiques. Il s’agira pour nous de mettre à l’épreuve une série hiérarchisée d’hypothèses : 1) que la critique épistémologique de la tradition a contribué à dégager ce nouveau type de sources ou d’archives, naturelles et monumentales ; 2) que leur datation et leur interprétation ont entraîné un sentiment inédit de distance et d’étrangeté face au passé ; 3) enfin que ce sens nouveau de l’éloignement a eu part à la transformation d’une conception essentiellement cyclique de l’historicité, sur le modèle des phénomènes naturels, en une conception abstraite et linéaire, dans laquelle le passé s’éloigne irrévocablement. Enfin, notre programme de recherche prendra pour ancrages de départ deux grands figures de savants de l’AIBL dans la première moitié du XVIIIe siècle, celles de Nicolas Fréret (1688-1749), historien et philologue ; et celle de Dom Bernard de Montfaucon (1655-1741), l’un des fondateurs de l’archéologie moderne.

 


Illustration : Hubert Robert, Paysage avec les ruines d’un temple rond, une statue de Vénus et la statue équestre de Marc Aurèle, 1789, Saint-Pétersbourg, Musée de l’Ermitage.