Le 27 janvier 1511, les habitants de l’île de Murano réunis sur le Campo Santi Maria e Donato assistent au rituel de l’intrar. Maintes fois répétée, cette cérémonie du pouvoir souligne l’arrivée du nouveau représentant de l’autorité vénitienne et marque le départ de l’ancien podestat. Cette fois le rituel est interrompu par des rires, un chant moqueur et une avalanche de boules de neige dédiée au podestat sortant, Vitale Vitturi. Que s’est-il passé précisément? Boutade carnavalesque, charivari ou révolte à caractère politique contre l’autorité vénitienne?
Cerner la nature de cet évènement inhabituel dans le contexte « Murano vénitien » figure parmi les objectifs de cet ouvrage, qui constitue une incursion éclairante dans l’univers social et politique de la population muranaise à la fin du Moyen Âge. Sujet habituellement négligé par une historiographie surtout centrée sur la production du verre, ce sont cette fois les différents habitants de l’île qui sont au cœur de la démarche. Cet ouvrage s’inscrit ainsi dans la lignée de travaux antérieurs de l’historienne concernant la politisation du peuple, l’émergence d’une opinion publique et l’existence d’une sphère publique au Moyen Âge. C’est par le biais de la « révolte des boules de neige », de l’investigation et du procès qui en découle, qu’elle propose cette fois un examen « des formes d’actions propre aux gens du peuple »1.
Pour mener à bien cette enquête, Claire Judde de Larivière qui entend ici « repolitiser l’histoire sociale »2, adopte la perspective de la microhistoire en se concentrant sur ce moment circonscrit dans le temps. Une variation des échelles d’analyse lui permet ensuite d’examiner sous différents angles, divers éléments contextuels. En quête du moindre indice, l’historienne a procédé à une lecture fine et une analyse méticuleuse de multiples documents d’archives judiciaires, d’inventaires et de sources narratives, contenant des récits, des anecdotes et des témoignages, reconstituant les biographies des acteurs centraux tout en cherchant à se distancer de l’image dépréciative et homogène que projette à cette époque la plume de l’élite vénitienne sur le « popolo ».
Pour réhabiliter ce « popolo », l’auteure nous invite à découvrir l’île et ses habitants. Murano nous est présentée comme le théâtre d’une grande activité économique où évolue une communauté dynamique et impliquée dans l’espace public. Réputée pour la production du verre depuis le 13e siècle, mais aussi ses magnifiques jardins, les marchands et nobles de passage dans la lagune vénitienne ne peuvent que s’y arrêter. La population de l’île, estimée à 5000-6000 âmes, permet d’affirmer que les gens s’y connaissent minimalement de vue, rendant l’anonymat quasi improbable. Que ce soit à l’auberge du Salvadego, en jouant à la mora ou sur le ponte de Mezo, lieu important du « cri public », les contextes et les lieux de sociabilités sont multiples. Les archives témoignent aussi de solidarités et de réseaux complexes attestant de la mixité des liens entre habitants de différents acabits. Le long du Rio dei Vetrai, l’activité incessante des verriers favorise la circulation des rumeurs et des nouvelles. À une période où l’oralité demeure la principale source de transmission du savoir, la population participe à l’émergence d’une « mémoire insulaire ». Les instances du pouvoir et de la justice sont à l’affût de ces propos et le crieur public agit en tant qu’organe de ces instances.
Par le biais des paroisses, des confréries et des guildes, l’historienne démontre qu’à différents niveaux tous contribuent à l’élaboration des règles du « vivre ensemble » et des structures organisationnelles de la société. Les statuts renégociés en 1502 avec Venise, le sont en fonction de ce que la population considère comme convenable pour sa communauté. Au sein des guildes, cet aspect se manifeste par la prise en charge des règlements entourant la pratique des métiers par les travailleurs concernés. Ceux qui sont exclus des guildes et confréries participent tout de même au niveau paroissial à l’élection de leur curé, un processus électif complexe qu’ils ont eux-mêmes élaborés. En constante permutation, s’ordonnent au cœur de la communauté et des guildes diverses hiérarchies et distinctions sociales consenties par la population. C’est ainsi que les verriers parviennent ainsi à obtenir le statut de « citoyen de Murano ». Ce qui leur permet, entre autre, d’être élus au Conseil des trente et de voter des lois. Ces derniers ne sont pas les seuls interlocuteurs réguliers du pouvoir. Les pêcheurs et les gondoliers, par exemple, coopèrent de leur côté à l’élaboration et à l’application de lois environnementales.
En dépit de certaines divisions et d’un fort sentiment d’appartenance à leurs paroisses respectives, le contexte insulaire contribue à unifier la petite communauté muranaise. Néanmoins, malgré une certaine autonomie que les habitants se sont négociée dans la gestion de leurs institutions et de leurs lois, ils n’en demeurent pas moins sous la domination vénitienne. Une soumission perceptible à travers la présence du podestat, de son palais et de quelques demeures luxueuses appartenant à d’autres patriciens. Partout sur l’île, les références à la sérénissime sont nombreuses. La domination politique et fiscale est cependant concédée en échange d’une protection contre un milieu naturel souvent hostile.
Les observations de l’historienne, sur la conjoncture plus large dans laquelle s’inscrit la « révolte », démontrent qu’elle survient dans une période de grandes tensions principalement caractérisée par les guerres d’Italie. Ces dernières impliquent une conscription obligatoire et un lourd fardeau fiscal pèse sur les habitants de la lagune. La façon d’administrer ces différents aléas et la personnalité du podestat ne sont sans doute pas étrangères au « soulèvement » dont il est la cible principale. Le pouvoir vénitien ne peut passer outre ce qu’il perçoit comme un affront à son autorité et une insulte à l’élite patricienne. En même temps, il veut aussi éviter que ne s’aggrave et ne se répande dans la lagune ce type de contestation. Le procès qui s’ensuit doit permettre à la justice vénitienne de rétablir l’ordre et faire de toutes les versions qui circulent un seul « récit vrai » et admissible.
Comme le révèle l’auteure, les témoignages et les interrogatoires reconstitués oblitèrent tout fondement politique ou contestataire à l’évènement. Les termes comme « révolte » ou « tumulte » n’y figurent pas, puisqu’aucune revendication n’accompagne le geste. La préméditation est elle aussi écartée, car les habitants ne pouvaient prévoir l’averse de neige. Par contre, les Muranais connaissent bien la justice. Ils la côtoient quotidiennement, ne serait-ce que par le cri public qui l’informe des lois et des sentences ou par le biais des procès et de l’arbitrage dont est chargé le podestat. Sans doute conscients des enjeux, leurs propos banalisent l’évènement et l’inscrivent dans l’ordre du carnaval en cours, d’un charivari et d’un simple jeu initié par les enfants. Version satisfaisante pour les autorités qui, après de nombreuses tribulations, finissent par adopter cette variante de l’histoire. C’est d’ailleurs ce qui fera dire à l’auteure « que ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de discours sur les révoltes à Venise, qu’il n’y en a pas eues »3.
L’examen de l’île, de sa population et de ses relations avec le pouvoir vénitien a d’ailleurs démontré que les Muranais présents sur le Campo le jour du rituel ne sont pas des êtres « apolitiques ». À divers degrés, tous influencent, structurent et modifient par leurs propos, actions et interactions, la société dans laquelle ils évoluent. Tous sont conscients de leur position sociale dans la collectivité et donc de leur rôle dans le rituel de passation du pouvoir. Ils y adhèrent sagement tous les 16 mois : ils en connaissent l’ordonnancement et la portée. Cette fois, ils refusent de le mener à terme en l’interrompant par une bataille de boules de neige. Ils prennent collectivement possession de l’environnement sonore par leurs cris et le chant railleur; mais aussi de l’espace politique que représente le Campo. Lieu où se déroulent tous les rituels du pouvoir.
C’est pourquoi selon l’auteure, il est impossible de nier le caractère politique du geste. Même s’il n’a pas été prémédité, les paroles du chant qui circulent depuis la veille permettent au moins de supposer que les gens ont discuté du podestat détesté dans l’espace public ou au sein de leur guilde par exemple… Il est donc plutôt réducteur d’associer cet évènement à un simple charivari et de le reléguer strictement à une forme ritualisée de violence. Comme le souligne l’auteure, l’analyse d’un évènement de ce genre sous cet angle unique « retire toute intentionnalité politique aux acteurs et empêche l’étude des modalités selon lesquelles les gens exprimaient alors leur critique du pouvoir »4.
La révolte des boules de neige permet une lecture à différents degrés de l’événement et de la société dans laquelle il s’inscrit. Par l’évolution dans le temps de nombreux éléments abordés, par la variété des approches et par son intérêt pour les intentions et la capacité d’action des acteurs, la démonstration évite adroitement le piège du cliché anthropologique.
Kathy Leduc
Université du Québec à Montréal
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1. C. Judde de Larivière, La révolte des boules de neige. Murano face à Venise, p. 21
2. Ibid., p. 19.
3. Ibid., p. 275.
4. Ibid., p. 244.