L’étude de Stéphane Van Damme s’attache à esquisser les voies d’une autre histoire de la philosophie des XVIIe et XVIIIesiècles. Moins liée aux discours produits par les grands philosophes, cet ouvrage veut combler les lacunes concernant l’historicisation des pratiques et des objets de la philosophie. Reprenant la réflexion de Jacques Schlanger qui invite à poursuivre l’examen «des philosophes dans ce qu’ils font autant que dans ce qu’ils disent», Van Damme pense qu’il ne faut pas limiter la pensée philosophique aux seuls contenus intellectuels, mais qu’il faut considérer les gestes, les pratiques, les objets (manuscrit, instrument) en insistant sur la dimension matérielle du travail philosophique.
Une histoire pragmatique de la vérité
Au cours de l’époque moderne, la philosophie est utilisée dans tous les domaines du savoir. Le terme « philosophie » devient le substantif de nouvelles sciences : la « chimie philosophique » ou la « philosophie zoologique » par exemple. L’usage répété du terme démontre un désir de totalisation. De plus, la pratique de la philosophie n’est plus réservée aux spécialistes. Des marchands, des commerçants et des artisans en font usage dans leur travail; ils considèrent cette pratique comme une forme d’ennoblissement. Ainsi, pour saisir la philosophie dans l’Ancien Régime, nous devons considérer ses différentes formes et pratiques. La philosophie du XVIIIe siècle, en réaction à la scolastique médiévale, se fait pensée ambulatoire : le philosophe arpente, cartographie, voyage et sort des murs de l’école 1. L’auteur indique que « la logique inclusive et totalisante des Lumières contrebalance une logique de la spécialisation disciplinaire » 2. Les philosophes privilégient l’usage des langues vernaculaires et de l’imprimé afin de rejoindre un public de lecteurs plus large. Le statut littéraire de la philosophie se transforme, délaissant les discours d’enseignement, pour favoriser l’usage de descriptions, d’anecdotes, d’illustrations (Buffon, Diderot), de fictions et de poésie (De Bergerac, Descartes, Voltaire, Sade). Les philosophes adaptent leur langage à une culture mondaine.
En s’intéressant à la philosophie comme métier ainsi qu’à l’univers matériel du philosophe, S. Van Damme constate que la « vocation » philosophique est la plupart du temps transitoire et éphémère. Le statut du philosophe est pour le moins ambigu, y compris dans les institutions d’enseignement. Il est ardu de penser l’identité sociale et intellectuelle d’un professeur de philosophie à l’époque moderne en utilisant un modèle socioprofessionnel. De plus, l’identité du philosophe qui n’est pas rattaché à une institution est hautement débattue aux XVIIe et XVIIIe siècles, notamment dans les pièces de théâtre. Dans son étude, l’auteur délaisse la figure du philosophe incarnée par le professeur pour celle de l’amateur de philosophie, permettant d’inclure les femmes et de penser la pratique de la philosophie comme une passion (chap. 1).
Le livre s’intéresse ensuite à la « topographie de la philosophie moderne ». La formulation d’un espace public de la philosophie passe d’abord par la formation d’un public et de l’usage de la critique. L’auteur explique qu’ « en cartographiant les lieux où s’élaborent les jugements de sciences, les historiens des sciences ont souligné la large circulation des savoirs qui s’étend bien au-delà des universités ou des académies » 3. Pour les philosophes de la nature, il est primordial de valoriser la performance théâtrale pour capter l’attention et convaincre un auditoire. Ainsi, la philosophie ne se répand pas seulement par des écrits; elle se dévoile aussi lors d’événements officiels et de réjouissances publiques. Finalement, les philosophes privilégient les cabinets, les académies ou la République des Lettres pour rejoindre les mondes sociaux. Afin de légitimer leurs prises de parole, les philosophes inventent des dispositifs pour valoriser leurs « positions de médiation » (Voltaire invente « l’affaire » pour dénoncer les injustices). Le philosophe a désormais une capacité à dénoncer publiquement des normes et des institutions établies. Toutefois, il doit développer des techniques pour accéder à l’exercice d’une libre parole sans risquer l’emprisonnement ou la censure (chap. 2).
S. Van Damme étudie également la transmission des biens suite à la mort du philosophe. L’héritage, comprenant manuscrits, bibliothèques, collections et instruments, est d’abord légué à la famille. Ensuite, les papiers philosophiques peuvent être réclamés par l’État ou par une institution, telle que l’Académie des Sciences. Pour les Lumières, ces papiers sont des objets culturels d’une grande valeur patrimoniale. De nombreux conflits éclatent lorsqu’il faut déterminer ce qui doit être conservé ou écarté (chap. 3).
Centralités – La métropolisation de la vérité
Le deuxième segment de l’enquête concerne l’histoire spatiale de la philosophie aux XVIIe et XVIIIe siècles. D’abord, la localisation du savoir philosophique fait appel à plusieurs concepts de l’histoire urbaine: lieu, espace, réseau et territoire. En Europe, l’émergence de la philosophie moderne est d’abord liée à une métropolisation des savoirs. À Paris, par exemple, les activités scientifiques vivent un « grand enfermement », notamment dans les cabinets et les laboratoires, où se rencontrent les spécialistes. Toutefois, les nouvelles formes de sociabilités (salons, lycées, loges maçonniques) font sortir les savoirs de leur milieu scientifique et favorisent la circulation des idées. Finalement, la vie scientifique vit une « curialisation », puisqu’elle connaît une forte présence dans les cours européennes depuis la Renaissance.
Au-delà de cette fabrique de lieux philosophiques dans les métropoles, il faut également tenir compte des réseaux qui s’articulent entre elles et qui connaissent une intense circulation des idées, des savants et des équipements scientifiques. À travers l’étude de la commercialisation des objets scientifiques et du collectionnisme d’objets d’histoire naturelle, l’auteur démontre que les spécialistes, autant que les amateurs de science, partagent des savoirs, des pratiques et des objets à l’intérieur des métropoles ainsi qu’à l’international. Enfin, les différentes institutions se livrent une véritable concurrence pour établir des champs de savoirs et pour conquérir le monopole de la recherche et de l’enseignement, créant de ce fait une hiérarchie entre les centres philosophiques (chap. 4). Enfin, S. Van Damme étudie le cas de la capitale universitaire d’Écosse, Édimbourg, afin de démontrer que le cadre urbain favorise la prolifération de nouvelles idées philosophiques et scientifiques, surtout lorsqu’elles sont soutenues par les sociabilités urbaines (chap. 5).
Confins? – L’empire de la vérité
Dans cette troisième partie de l’ouvrage, Van Damme démontre d’abord que les Lumières écossaises, surtout présentes à Édimbourg, hésitent entre une vision des Lumières cosmopolites et une approche qui favorise leur insertion dans la culture britannique. Malgré le fait qu’Édimbourg soit considérée comme la rivale de Londres, les deux métropoles organisent une circulation des savoirs portant sur l’histoire naturelle. Édimbourg favorise donc les échanges au niveau national. Toutefois, elle s’ouvre aussi aux espaces asiatiques et atlantiques (colonies américaines et des Caraïbes) et devient par le fait même le point de ralliement entre Londres et ces territoires. De plus, nombre de philosophes voyagent dans l’Empire ottoman, en Russie et en Inde. Ce sont les échanges épistolaires, les sociabilités intellectuelles (vécues viale réseau des collèges écossais) et l’intensification de la mobilité des philosophes qui donnent autant de prestige à Édimbourg, ce qui minimise du même coup sa marginalité par rapport à Londres (chap. 6). L’auteur s’intéresse également à la diversité philosophique vécue hors de l’Europe. Les philosophes qui voyagent dans les colonies ou dans les empires éloignés tentent de classer et de mettre en ordre la nature et les êtres humains, notamment en utilisant les concepts du « sauvage » et du « barbare ». Les philosophes des Lumières différencient les « sauvages » des hommes civilisés par leur capacité à philosopher. Ainsi, certains philosophes vont hiérarchiser les civilisations en fonction de leur disposition à philosopher, fondée sur la logique, l’abstraction et l’écrit. D’autres philosophes des Lumières vont plutôt élargir la communauté philosophique en insistant sur les savoir-faire et la sagesse, qui ne font pas intervenir directement la maitrise de l’écriture 4. La définition de la philosophie pose des interrogations pour les philosophes des Lumières : est-ce un « art de penser ou est-ce un art de faire? » 5 (chap. 7).
Liens – Constituer le parti de la vérité
Le quatrième segment porte sur la dimension sociale et politique de l’activité philosophique. L’auteur étudie la constitution de communautés philosophiques à l’époque moderne. L’auteur s’intéresse d’abord aux amitiés philosophiques. Les XVIIe et XVIIIe siècles sont traditionnellement perçus comme un « âge de guerres philosophiques » dont l’objectif est de recomposer les savoirs et de déstabiliser l’édifice scolastique 6. Les nouvelles pratiques intellectuelles dépersonnalisent la philosophie et effacent l’attachement pour mieux accéder aux vérités philosophiques. Or, de nombreux philosophes ont recours au registre de l’amitié pour développer et communiquer leurs idées. Van Damme étudie comment cette tradition s’accommode de la distance qui s’installe de plus en plus dans le monde savant, notamment avec l’institutionnalisation des académies et le contrôle de la censure. Le philosophe trouve un public à travers l’échange épistolaire, où la proximité devient synonyme d’attachement et de relation plutôt que de présence réelle. Selon le degré d’intimité qu’il partage avec son lecteur, le philosophe se permet d’entrer ou non dans les détails de son argumentaire et de sa démarche. Or, l’amitié s’accompagne de surveillance, notamment dans les institutions d’enseignement : la familiarité entre élèves et professeur et la création de groupes d’études « clandestins » sont dénoncées par les autorités, qui y voient une menace pour l’ordre établi. Dans le climat de censure qui s’installe à l’époque moderne, nombre de philosophes préfèrent s’isoler du monde. L’échange épistolaire avec des amis de confiance devient le seul moyen de peaufiner leur travail et d’accéder à un public. La communauté de lecteurs devient primordiale. En tenant compte de cette autre forme de partage des connaissances, nous pouvons constater que les réseaux philosophiques peuvent être ouverts (expérimentateurs-observateurs) ou fermés (auteurs-lecteurs). Grâce au registre de l’amitié s’établit un nouveau lieu de la philosophie, qui développe ses propres pratiques. Cette communication amicale se construit selon l’intensité des sentiments, la pratique intensive de la lecture et le sentiment d’appartenance à une communauté d’interprètes 7 (chap. 8).
Enfin, Van Damme s’intéresse aux violences philosophiques à travers l’étude des libertins intellectuels. Ces derniers apparaissent, dans l’historiographie la plus récente, comme des produits de la violence et comme des praticiens de la violence intellectuelle. L’identité sociale du libertin est difficile à déterminée. De fait, le libertinage comprend deux pôles qui se définissent mutuellement. D’abord, le libertinage « routinier », qui se vit dans le secret et la clandestinité, ainsi que le libertinage de provocation. Le libertinage clandestin n’existe que dans l’attente d’une mise à l’épreuve, d’une provocation qui permet au libertin d’agir et de transgresser les règles. Dans l’attente, le libertin pense et met en place un répertoire d’actions, de techniques et d’équipement (bibliothèque, édition) qui soutiendront son action « violente » au moment venu. Pour S. Van Damme, l’étude les libertins autant dans leurs écrits (libertins intellectuels) que dans leurs pratiques (libertins des mœurs) devient de plus en plus nécessaire pour mieux saisir leur identité (chap. 9).
Faire de l’histoire de la philosophie
Van Damme propose dans l’épilogue un tour d’horizon des différentes manières de penser et de faire l’histoire de la philosophie. Son travail offre une direction différente en voulant faire une histoire pragmatique de la philosophie, bref, en étudiant le philosophe au travail. Penser la philosophie comme un mode de vie, plutôt que comme une discipline, voilà l’objectif mené par Van Damme tout au long de cet ouvrage. Cette approche, soit celle d’examiner l’intellectuel au ras du sol, doit beaucoup aux travaux de Daniel Roche, multipliés dans les années 1970 et 1980. Dans son enquête, Van Damme fait intervenir les trois dimensions utilisées par Roche, soit la place des sociabilités intellectuelles, celles des pratiques et celle de la mobilité.
À l’époque moderne, ni l’identité du philosophe ni la définition de la philosophie ne sont acquises, ni même stables. Le philosophe repose sur des représentations et des débats produits par différents acteurs et diverses institutions. La philosophie, quant à elle, peut se définir autant comme une discipline, un savoir ou une sagesse. Les problèmes qui surgissent aux XVIIe et XVIIIe siècles concernent surtout un public de plus en plus large et la publicisation, voire la transmission, des discours philosophiques. Loin de vouloir produire une synthèse ou formuler une thèse définitive, S. Van Damme propose ici une méthode et un cadre de réflexion pour d’autres historiens qui voudraient « s’aventurer sur la voie de cette histoire historienne de la philosophie ».
Élisabeth Rochon
Université du Québec à Montréal
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1. S. Van Damme, À toutes voiles vers la vérité. Une autre histoire de la philosophie au temps des Lumières, p.24
2. Ibid. p.26
3. Ibid. p.72
4. Ibid. p.226
5. Ibid.
6. Ibid. p.229
7. Ibid. p.245