Thierry Belleguic et Kathryn Ready (dir.),
L’art de l’échange : Modèles, formes et pratiques de la sociabilité
entre la France et la Grande-Bretagne au XVIIIe siècle,
Paris, Editions Hermann, 2015.

Thierry Belleguic et Kathryn Ready (dir.),
L’art de l’échange : Modèles, formes et pratiques de la sociabilité
entre la France et la Grande-Bretagne au XVIIIe siècle,
Paris, Editions Hermann, 2015.

Faisant suite à un colloque intitulé « L’Art de l’échange : modèles, formes et pratiques de la sociabilité entre la France et la Grande-Bretagne au XVIIIe siècle », qui s’est tenu à Québec en septembre 2006, cet ouvrage se compose de onze études rassemblées et éditées par Kathryn Ready et Thierry Belleguic. Il éclaire un aspect désormais reconnu comme central dans la recherche dix-huitièmiste, la sociabilité comme ‘art de l’échange’ au siècle des Lumières. Il s’agissait principalement de mettre en regard les formes et pratiques de sociabilité de part et d’autre de la Manche, à travers une approche comparatiste et pluridisciplinaire, à la croisée de l’histoire, de la philosophie, de la littérature et des arts. Les rencontres, échanges, circulations et transferts culturels entre les deux pays sont au cœur de ce recueil de textes qui, chacun à leur manière et grâce à des angles d’étude variés, visent à souligner les rivalités et les différences, mais surtout les influences mutuelles et les terrains d’échange entre France et Angleterre en matière de sociabilité. La question du modèle français et de ses limites apparaît comme un axe de réflexion et de prise de distance critique central aux auteurs de ce volume, qui tentent pour la plupart d’expliciter les processus contradictoires d’admiration, d’émulation et de rejet à l’œuvre au XVIIIe siècle de part et d’autre de la Manche, entre cosmopolitisme et patriotisme.

Dans le premier article de ce volume, Jean-Pierre Cléro entend démontrer que les révolutions ont cette capacité de renouveler profondément l’ordre politique et social. L’histoire des révolutions anglaise et française, à travers les écrits de David Hume et de Jeremy Bentham, offre ainsi une nouvelle lecture des rapports humains et des passions politiques susceptibles d’entraîner un changement de caractère et de mœurs d’une nation. Cléro met en lumière les différences fondamentales entre les pensées de Hume et de Bentham, mais il en souligne aussi les points de convergence, montrant par exemple que tous deux s’accordent sur le jeu des ascensions et des chutes le long de l’échelle sociale, en temps de révolution. Cette analyse riche nous éclaire d’emblée sur les mécanismes d’imitation et d’opposition qui s’opèrent dans une dynamique d’échange des idées autour des révolutions anglaise et française.

Lorsque l’on envisage plus largement les modes d’échange en matière de sociabilité, il est important de mettre en avant leur réciprocité. C’est ce qu’entreprend Stéphane Van Damme en se référant aux travaux d’Antoine Lilti sur les salons, qui ont contribué, selon lui, à une « théorisation de l’interaction sociale ». Van Damme s’interroge sur l’influence hégémonique du modèle français par le jeu des transferts culturels et des processus de domination, en choisissant d’étudier les tensions entre les deux modèles de sociabilité au prisme des Lumières écossaises. Il propose une grille d’analyse particulièrement éclairante qui lui permet de saisir les enjeux identitaires propres aux relations anglo-écossaises.

S’appuyant sur les travaux de Michel Espagne et de son analyse des espaces de croisement culturel, Ewa Mayer s’attache à montrer en quoi les Lettres Philosophiques de Voltaire illustrent cette quête du concept d’échange culturel et dans quelle mesure cette œuvre a directement contribué aux échanges entre les deux nations. Face aux préjugés et à l’indifférence qui caractérisaient les relations franco-britanniques depuis le début du XVIIe siècle, Voltaire cherche, par une approche comparatiste, à valoriser les particularités de chaque culture au lieu d’en dénoncer les travers respectifs. Exilé à Londres en 1726, le philosophe est fasciné par la pensée newtonienne et admire l’égalité et la tolérance religieuses, l’esprit de liberté et de progrès qui règnent outre-Manche. S’il considère l’apprentissage de la langue comme essentiel, c’est qu’elle est, à ses yeux, non seulement un moyen de communication et d’échange d’idées, mais surtout l’instrument qui rend possible la vraie connaissance d’une nation. Cet article met habilement en avant le rôle de Voltaire dans ce processus de transfert culturel et montre que sa rencontre avec la langue et la culture anglaises lui permet, en s’adressant aux deux nations sur le même pied, d’encourager le progrès tout en exprimant sa pensée réformatrice.

Partant du constat que les stéréotypes culturels sont souvent repris par les voyageurs et les guides de voyage, Isabelle Bour insiste également sur la nécessité pour le voyageur français ou anglais de dépasser ses préjugés sur le caractère national afin de permettre de réels échanges entre les deux nations. L’originalité de cet article tient dans le fait qu’il s’appuie sur un corpus de textes peu connus de la seconde moitié du XVIIIe siècle. L’auteur s’intéresse au bagage intellectuel et culturel des voyageurs et note que seuls les Britanniques évoquent la nécessité de maîtriser la langue du pays qu’ils visitent. Si certains privilégient l’observation « scientifique », d’autres lui préfèrent la conversation et la sociabilité. L’auteur s’interroge par ailleurs sur les tensions entre cosmopolitisme et patriotisme. Pour devenir un citoyen du monde, le voyageur étranger doit savoir s’identifier à l’autre. Selon Isabelle Bour, le voyage servirait davantage à relativiser l’importance de l’identité nationale du voyageur qu’à l’affirmer.

L’article de Didier Masseau nous donne ensuite à réfléchir sur la notion de ‘bon ton’, étroitement liée au concept de distinction (Pierre Bourdieu, La Distinction, Critique sociale du jugement, 1979). En choisissant le cas d’Horace Walpole, grand observateur des usages de l’époque, à la fois acteur et critique, l’auteur montre quelles applications et nuances prend cette stratégie de distinction. Le statut d’étranger, comme l’a déjà souligné Isabelle Bour, revêt des avantages comme des inconvénients. Didier Masseau met clairement en évidence l’ambivalence du discours de Walpole qui, voulant se placer au-dessus du jeu social, critique par la voie littéraire l’ostentation et la théâtralité des comportements au sein de l’espace mondain parisien, tout en s’appliquant lui-même à faire de l’esprit et à se mettre en scène.

L’article de Cécile Champonnois aborde en réalité deux aspects distincts en lien avec les pratiques de sociabilité de part et d’autre de la Manche : le voyage en Europe et la musique lyrique. L’auteur tente tout d’abord d’évaluer le rôle des récits de voyage dans les sociétés anglaise et française au XVIIIe siècle et cherche à identifier les filiations entre les différents ouvrages, grâce à la circulation des écrits et aux traductions en particulier, ainsi que les relations entre les auteurs. Tout en demeurant assez générale, son approche vise à mettre en avant l’engouement réciproque des deux pays pour leur culture respective. Dans un second temps, l’auteur traite de l’opéra comme lieu de sociabilité par excellence. Elle dresse un rapide panorama des pratiques lyriques en France et en Angleterre et rend compte des tensions entre les deux nations autour de la réception de l’opéra italien par exemple. L’Angleterre aurait ainsi cherché à développer des pratiques nationales spécifiques, telles que l’oratorio anglais, dont le succès est porté par Haendel, et la mode des jardins d’agrément, qui placent la musique au cœur de la vie sociale.

Tandis qu’au milieu du XVIIIe siècle, un certain affaiblissement de la littérature anglaise peut s’expliquer par l’importation de modèles étrangers, Esther Wohlgemut considère que la nation vivra ensuite un véritable renouveau national. Elle étudie les modalités de circulation de la littérature entre les deux pays et suggère que la comparaison et les influences entre les différentes traditions littéraires serviraient de véritable antidote à l’insularité des paradigmes littéraires nationaux. La littérature d’une nation est avant tout le produit de ses institutions sociales et politiques. L’approche socio-politique de la littérature faite par Mme de Staël peut nous renseigner sur les pratiques de sociabilité anglo-françaises. De même, l’Edinburgh Review, vecteur des écrits de Staël outre-Manche, diffuse l’idée que la littérature étrangère peut améliorer le goût national. Les tensions entre identité nationale et cosmopolitisme supposeraient en réalité la co-existence des littératures nationales et des mouvements littéraires internationaux, ainsi que du goût d’une nation et des standards universels.

L’exemple des poètes romantiques anglais révèle à quel point les échanges constants entre les deux nations et la perméabilité des frontières ont favorisé la combinaison de diverses influences nationales et étrangères. Matilda Betham, poète romantique, biographe et artiste, et son poème The Lay of Marie (1816) servent d’objets d’étude à Elaine Bailey, qui nous fait découvrir une source littéraire et historique rare. Ce poème, dans le contexte du conflit anglo-normand, permet à l’auteur d’analyser la façon dont la France et l’Angleterre envisagent la réconciliation en s’appuyant sur les bases d’un héritage culturel commun. Par ailleurs, Matilda Betham semble s’interroger sur le rôle culturel et politique que la femme pouvait jouer dans la vie publique de l’époque, alors que la seconde moitié du XVIIIe siècle voit le grand retour de l’idéal chevaleresque médiéval. Evoluant dans le cercle des Bluestockings puis des poètes romantiques dans l’Angleterre du début du XIXe siècle, elle fait elle-même figure de femme intellectuelle, sociable et patriote. Si cette étude peine à s’inscrire dans la thématique générale de l’ouvrage, elle n’en reste pas moins précise et intéressante.

Dans son célèbre poème The Bas Bleu, publié en 1786, Hannah More adopte une position ambivalente puisqu’elle célèbre, d’une part, le rôle des femmes instruites comme « agents civilisateurs dans une société commerciale », mais elle exprime, d’autre part, sa méfiance à l’égard de l’influence française sur la sociabilité des élites en Grande-Bretagne. Kathryn Ready analyse ainsi les liens entre la culture des salons en France et celle des ‘salons’ en Angleterre. En s’appuyant sur l’exemple des Bluestockings, l’auteur montre comment ce cercle de femmes cultivées cherche à se positionner par rapport aux salonnières. Ready prend de la distance par rapport aux historiens qui considèrent les Bluestockings comme une simple version britannique des salons parisiens, et suggère que les Bluestockings adoptent une orientation à la fois plus féministe et plus patriotique. En effet, outre la promotion de la politesse et de la conversation mixte ou encore leur caractère cosmopolite, les Bluestockings cherchent néanmoins à réformer la conversation en lui redonnant son caractère simple, plaisant et libre pour reprendre l’expression de Shaftesbury (« free conversation »). A ce titre, Hannah More ne prend pas le salon français comme modèle de sociabilité et confère aux Bluestockings le privilège de la promotion du statut des femmes, du progrès social et la défense de la culture britannique.

Michèle Cohen s’intéresse, pour sa part, à la conversation comme mode d’instruction. Apprendre à s’exprimer et à se comporter en société fait partie d’une véritable culture de la sociabilité. Ayant pour double objectif de ‘plaire et d’instruire’, la conversation est un art qui s’appuie sur les règles de politesse, tel que l’a montré Lawrence E. Klein. Selon Cohen, la conversation et la sociabilité ont un rôle éducatif primordial dans l’univers domestique en France comme en Angleterre au XVIIIe siècle. Elles constituent des modes d’éducation informels : un entraînement tant intellectuel que social pour les enfants. Les femmes ne jouent pas seulement ici le rôle d’éducatrices mais sont au cœur des pratiques de sociabilité. Si l’éducation formelle masculine reste une référence absolue, l’œuvre de Mme de Genlis et celle de Mme de Beaumont ont une influence significative outre-Manche et deviennent des outils pédagogiques. Les échanges entre les deux nations permettent en quelque sorte de valoriser l’expérience domestique et le rôle éducatif de la conversation et de la sociabilité féminines. Michèle Cohen rejoint Kathryn Ready en réhabilitant la sphère domestique comme un lieu idéal à la construction de la femme anglaise.

Pour clore ce volume, Fabienne Brugère se penche sur la conception de la sociabilité dans les cultures anglaise et française et pose d’emblée la question du genre. En cherchant à souligner les limites du modèle de sociabilité français, l’auteur s’interroge sur une possibilité d’indépendance des femmes au XVIIIe siècle et tente de mesurer l’impact du modèle de sociabilité mondaine sur le statut des femmes. Montrant comment la plupart des philosophes des Lumières, et en particulier Rousseau, maintiennent l’idée que la femme est complémentaire de l’homme mais lui reste à la fois subordonnée, l’auteur se demande si une réelle égalité des sexes est possible dans un contexte où les pratiques de sociabilité demeurent extrêmement régulées. Or justement, la place de choix qu’occupent les femmes dans les salons révèle, selon elle, non seulement le rôle de la conversation mondaine comme pratique de sociabilité mixte, mais aussi le déploiement d’un idéal des Lumières de liberté et d’indépendance. David Hume pense alors la femme comme agent essentiel dans la propagation des idées et vante le rôle des salons dans leur vocation à favoriser une égalité entre les sexes. Or, si le modèle français valorise la prédisposition des femmes à l’art de l’échange, il en souligne néanmoins le caractère excessif et frivole. Les limites du modèle sont d’autant plus évidentes qu’une égalité entre les sexes ne se conçoit désormais pour certains que dans la conjonction d’une égalité sociale et d’une égalité d’esprit, passant, pour Poulain de la Barre, obligatoirement par l’éducation des femmes.

Alors que la thématique et la périodisation sont bien communes aux onze contributions du volume et créent en ce sens une certaine cohésion d’ensemble, les différentes études proposées peuvent sembler parfois inégales et davantage juxtaposées plus qu’elles ne forment un tout cohérent. Néanmoins, grâce à la qualité micro-historique de chaque contribution et à la capacité de certaines à soulever des questions communes et véritablement transversales, ce recueil constitue un apport significatif au champ des études comparatives sur la sociabilité au siècle des Lumières et attire notre attention sur un éventail passionnant d’exemples concrets. Pour finir, il est à regretter la parution si tardive de ce recueil : ces travaux avaient pour ambition en 2006 d’ouvrir de nouvelles pistes d’étude sur les sociabilités française et anglaise et d’établir la sociabilité franco-britannique comme un nouveau champ d’investigation au sein des études sur le dix-huitième siècle. Or, de nombreuses contributions et projets à l’échelle nationale comme internationale ont depuis considérablement enrichi le champ des recherches sur la sociabilité et les questions soulevées autour des modèles, formes et pratiques de sociabilité entre les deux nations au XVIIIe siècle continuent d’être explorées activement aujourd’hui.

 

Valérie Capdeville
Université de Paris 13